Por razões familiares, o professor Jean Mouchon não pôde se fazer presente no Pentálogo III em João Pessoa (PB), de 17 a 21 de setembro de 2012, mas ele enviou o texto abaixo para que, assim, este representasse sua presença entre os participantes do evento.


 

 

 

PROFESSEUR JEAN MOUCHON
Université Paris Ouest (France)

 

La rumeur gronde…

L’Europe a mal au plus profond d’elle-même. Rattrapée par son histoire chaotique où se mêlent le meilleur et le pire ; les arts, la philosophie, la science d’un côté, l’obscurantisme religieux, les guerres et les régimes dictatoriaux de l’autre, elle se laisse de nouveau subjuguer par ses sirènes maléfiques. Faisant fi des espoirs nés de la reconstruction économique, sociale et morale au lendemain de la seconde guerre mondiale, elle exhibe sans retenue les images en boucle à la télévision de la désunion des Etats qui la constituent, de son impuissance diplomatique à l’échelle mondiale et de l’incurie de ses dirigeants dans le développement de leur pays. Le mal être engendre le mal vivre, le mal vivre s’inscrit dans la durée avec son cortège de misères d’un autre temps. “Nous vivons une terrible régression, une contre-révolution silencieuse. En témoigne une troublante atmosphère de retour au XIX° siècle. Le XIX° siècle du capitalisme sauvage et de l’explosion des inégalités”, ainsi s’exprime non pas un militant grisé par une rhétorique surannée mais le toujours avisé, Pierre Rosanvallon, historien reconnu de la démocratie. “Refaire société”, devient donc une des priorités de l’agenda politique.

Au plus profond d’elle-même, aussi, l’Europe redonne voix aux principes éthiques, à la mobilisation solidaire et à l’inventivité populaire. Les contours d’un renouveau s’esquissent en ce début de décennie : Stéphane Hessel, d’abord, avec son appel “Indignez-vous” repris sur la Puerta del Sol par les jeunes Indignados espagnols et, divulgué ensuite de Madrid à New York en passant par Tunis, Tel Aviv, Homs, Tokyo, Santiago… Au total, pas moins de 4 millions d’exemplaires, de multiples traductions et 36 pays en alerte !

L’émergence de nouvelles formes de citoyenneté est assurément une préoccupation contemporaine, elle revisite les principes constitutifs de la démocratie, elle s’affirme en réaction à l’autisme des pouvoirs politiques et à la dictature des marchés financiers dans une aspiration à une refondation du lien social et du vivre ensemble. La rencontre entre l’appel écrit lancé par l’ancien Résistant de la seconde guerre mondiale, peu connu du grand public et au crépuscule de sa vie, et la nouvelle génération socialisée sur les réseaux sociaux est emblématique du rejet des systèmes de référence qui ont failli- une démocratie représentative réduite à ses professionnels, des syndicats en mal d’adhérents et en situation de faiblesse dans les luttes pour l’emploi, des religions sourdes aux évolutions sociétales ou en caution de l’affirmation identitaire, des familles décomposées, recomposées et avant tout déboussolées. Le renvoi à un des pires moments de l’histoire européenne, à sa démesure dans la barbarie mais aussi au courage d’une minorité d’hommes et de femmes entrés dans la Résistance, donne la mesure de la gravité de la situation présente. En écho au sursaut porté haut et fort par le cri “Indignez-vous !”, les actions de résistance se sont multipliées partout dans le monde, en rupture avec les formes traditionnelles de mobilisation sociale. Les Indignados, au Portugal et en Espagne, Occupy Wall Street, à New York, dans les grandes villes américaines et à Londres en constituent la facette occidentale après que le Printemps arabe ait mis fin au régime dictatorial en Tunisie et en Egypte. De l’inventivité de cette jeunesse dépend l’avenir d’un monde plus en harmonie avec le vécu et les aspirations des populations. Il est temps d’entendre ces paroles ordinaires, étrangement absentes des médias dominants et de les situer dans l’histoire déjà féconde de l’alternative politique.

 

Questions autour de la légitimité démocratique

Les blogs et les twits échangés par les Indignados ou les Occupy Wall Street laissent désormais une trace écrite. Regroupés dans des livres-témoignages, ils constituent un matériau de première main essentiel à la compréhension des mutations en cours. En voici un florilège significatif:

la politique, telle que nous l’avions comprise jusqu’alors, était devenue obsolète. Plus rien d’avant ne nous était utile à présent ; et, à partir de ce moment-là, toutes les protestations sociales allaient être comme celle-ci : anonymes et sans représentation”

“la force avec laquelle nous faisons tout ce que nous faisons sans savoir pourquoi ; c’est ce qui pousse notre vie vers nulle part… elle est faite de frustration, d’insatisfaction et d’illusions perdues”

“la force sans nom, c’est la force cumulée qui trouve une brèche par où s’échapper, qui repère un creux sur l’écorce de la société et fait tout à coup surface ? Ainsi naît la force sans nom, comme la vapeur d’une cocotte-minute : par une brèche et subitement. Sans prévenir.”

L’important hiatus entre la vie réelle et sa traduction politique donne la mesure de la désillusion populaire. La conséquence est dévastatrice. Le système représentatif est rejeté dans sa nature même du fait du discrédit des élus. Le pas est ainsi franchi menant au refus de délégation donnée à des représentants suspects de ne pas servir l’intérêt général. La jeunesse mobilisée en ce début de décennie en Europe privilégie les anonymes plutôt que les édiles. Le Movimento 12 Março à Lisbonne, pionnier de la révolte sociale européenne s’affiche sur Facebook comme “pacifique, non partidaire, non religieux”. Il en est de même en Islande après le krack financier. La réaction de la majorité de la population en faveur d’un changement radical pousse à explorer de nouvelles formes politiques. Les conditions d’élaboration d’une nouvelle Constituante montrent l’aspiration égalitaire pour refonder le contrat social. Ainsi, la désignation des citoyens appelés à écrire le texte constitutionnel se fait d’abord par tirage au sort pour les 1000 premières personnes retenues puis par élection pour les 125 sélectionnées au final. Les 4 mois d’écriture se déroulent dans une grande transparence. La mise en ligne des sessions et la possibilité pour les citoyens de réagir en donnent la garantie. Cette procédure de recherche consensuelle ouverte et transparente correspond à un mouvement de balancier observable au-delà des frontières européennes. A la manière des Indignados, les très nombreux manifestants en Israël au mois d’août 2011, mettent en place de multiples assemblées ouvertes à tous pour débattre des principaux sujets qui secouent le pays. Le mouvement transcende complètement les divisions traditionnelles de la société israélienne, que ce soit les sépharades et les ashkénases, les juifs et les musulmans, il forme un bloc revendicatif uni contre le coût exorbitant de la vie et la gestion oligarchique de l’économie. Le sentiment d’injustice partagée par le plus grand nombre au profit d’une minorité est un élément fédérateur puissant. “We are the 99 Percent”, blog collaboratif sur Tumblr.com et issu du mouvement Occupy Wall Street , l’illustre de manière particulièrement significative. Une même révolte s’exprime pour dresser le portrait d’une majorité croissante d’Américains : “endettés, souvent trop qualifiés pour les rares emplois et salaires auxquels ils ont accès, se raccrochant de toutes leurs forces à une certaine idée de la classe moyenne qui semble, chaque jour un peu plus, n’être plus qu’une chimère du passé”. Mais, à la différence des revendications collectives habituelles et de leurs slogans donnant le la de la partition protestataire, la parole entendue s’affirme au plus près de la réalité vécue au quotidien. La singularité des situations devient le point de départ d’une clameur où se mêlent les témoignages individuels et l’expression d’une prise de conscience politique collective. Le canevas proposé pour témoigner montre bien le renversement de perspective en cours : “Dîtes-nous qui vous êtes. Prenez une photo de vous-même tenant un panneau qui décrit votre situation- par exemple, “je suis étudiante, endettée pour 25000 dollars” ou bien “il fallait qu’on m’opère et la première chose que je me suis demandée n’était pas : est-ce que je vais m’en sortir ? mais : comment je vais pouvoir payer ? Au-dessous, ajoutez : “je suis le 99%”. Ce souci d’ancrage pointilleux au plus intime du quotidien répond en contre-point à l’illusion trompeuse des discours politiques. Leur rhétorique est perçue comme un artifice qui fait écran à la sincérité de ce qui est dit. Elle masque la réalité. La recherche d’authenticité et de crédibilité est assurément un marqueur important pour la nouvelle génération en ce début de décennie. Elle correspond à une exigence d’autant plus forte que son entrée dans la vie adulte s’effectue sous la pression d’un présent offrant peu de perspectives. La précarisation quasi généralisée du logement et de l’emploi est désormais en arrière-fond de tout débat public. Les mouvements sociaux les plus récents renouent avec l’histoire du mouvement ouvrier. Ce n’est pas un hasard si l’évocation de Dickens, de Balzac ou de Zola est avancée pour décrire la régression sociale actuelle, moteur de la révolte qui gronde ici ou là. Mais, par-delà la protestation, s’exprime aussi le rappel de la première exigence démocratique, à savoir la justice et l’égalité. Pierre Rosanvallon, dans son dernier ouvrage intitulé “La société des égaux”, insiste sur cette dimension fondatrice. Il rappelle que l’égalité sociétale est première pour fonder la légitimité de la démocratie et pour assurer le vivre ensemble. Ce rappel théorique étayé par de nombreux exemples historiques est fondamental. Il montre en quoi la période actuelle opère un retournement du socle des valeurs issues du Conseil national de la Résistance français. Les jeunes des réseaux sociaux sont bien en phase avec le message et l’appel au sursaut de Stéphane Hessel. Internet à travers Facebook, Tumblr.com et les blogs de microblogging comme Twitter joue le double rôle d’agrégateur et d’accélérateur. Le début des années deux mille avait indiqué la voie avec le succès mondial imprévisible du Forum Social Mondial. Des paysans, des membres d’associations et de syndicats de tous les continents pouvaient répondre à l’appel lancé depuis Porto Alegre pour dire que le modèle économique libéral poussé à l’extrême par la logique non productive de la finance n’était pas le seul possible. La formule “there is no alternative” de la vulgate thachérienne n’avait plus valeur de dogme. Davos et Porto Alegre entraient en débat dans l’espace public mondial.

La résurgence de l’esprit de résistance, la prise de conscience de l’effet dévastateur des inégalités sur le vivre ensemble et l’expérimentation de nouvelles formes d’action redonnent sens à l’expression politique et à l’engagement démocratique.

 

L’émergence citoyenne en question

Le 12° Forum social mondial qui vient de se tenir à Porto Alegre a élargi la palette de ses participants habituels. Les représentants des mouvements de protestation des années 2010-2011 : Occupy Wall Street, le Printemps arabe, les Indignados et les étudiants du Chili se sont joints aux altermondialistes. La rencontre marque symboliquement un retour aux sources en se déroulant à Porto Alegre, douze ans après le lancement du FSM. Elle affirme le renouveau dans l’approche des propositions et des stratégies pour faire entendre la voix alternative face aux principaux dirigeants de la sphère politique et de la sphère économique. Elle active la dynamique de la réflexion autour des droits de l’homme, des problématiques de la production et de la consommation, du pouvoir de la démocratie, de la crise des Institutions et des défis environnementaux. Elle anticipe enfin le Sommet des peuples organisé par les mouvements sociaux en marge du Sommet Rio+20 ou Conférence des Nations Unies sur le développement durable en juin 2012. Chico Whitaker, un des fondateurs, en montre la portée quand il écrit : “ ces mouvements montrent les limites des partis politiques comme unique forme de participation politique et la distance qui sépare aujourd’hui les gouvernants, les syndicats et les partis, de la base de la société”. L’enjeu porte non sur la pertinence de la participation mais sur la manière de la mettre en pratique. L’engagement citoyen dans le processus démocratique est donc au cœur des questions débattues. La reconfiguration en cours s’opère à la recherche d’un espace public dégagé de la vulgate des faiseurs d’opinion et de nouveaux modes de légitimation de la parole des citoyens.

Il n’est pas étonnant que Porto Alegre soit le point de rencontre des militants rangés sous la bannière : “un autre monde est possible”. Outre le Forum social mondial, la ville peut s’enorgueillir de l’expérience du Budget Participatif qui apparaît comme un modèle réussi de participation du public à la décision politique. Rappelons-en l’histoire : à la fin des années 1980 après la chape de la dictature militaire, la révision de la Constitution fédérale ouvre de nouveaux espaces d’expression aux communautés locales. En 1988, l’élection d’un maire issu du Parti des travailleurs -parti politique créé par le futur Président Lula- rend effective la possibilité d’associer la population, particulièrement la plus défavorisée, aux choix qui conditionnent l’avenir de la ville. A la base, des assemblées de quartier ouvertes à toute la population commencent à définir les priorités d’investissement pour l’habitat, les installations sanitaires, la chaussée, les écoles. Ces choix sont alors soumis à la discussion et classés par ordre d’importance à l’intérieur des forums de secteur dont les membres ont été élus dans les assemblées de quartier et de secteur à raison d’un délégué pour 10 ou 20 personnes présentes. Au cours d’assemblées de secteur ouvertes, on élit ensuite les membres du Conseil du Budget municipal à raison de 2 par secteur. Au sommet, le Conseil définit les grandes règles de fonctionnement, approuve le budget général, décide de la répartition des fonds entre les secteurs et surveille la mise en œuvre des décisions. Affectés à des dépenses de première nécessité, ces investissements résultent du choix politique clair de lutter contre la misère au quotidien. Les gens de catégorie sociale pauvre sont logiquement les plus mobilisés pour porter les revendications de leur quartier. 14% du budget de la ville en 2001 sont consacrés à l’investissement dans ces domaines prioritaires. La rencontre entre la population impliquée à la résolution de ces problèmes essentiels et les élus qui attribuent les moyens est évidemment la condition nécessaire à la réussite des projets. Elle doit cependant s’élargir aux autres acteurs impliqués dans la réalisation des travaux, les techniciens, les maîtres d’œuvre ou les entrepreneurs. Le budget participatif offre bien un espace de dialogue pour tous les acteurs impliqués. Mais le dialogue doit dépasser les conflits potentiels, être animés par l’esprit de négociation et déboucher sur des compromis. L’ancien maire de Porto Alegre insiste sur le sens de cette démarche : “le processus de budget participatif engendre des conflits acceptés et régulés. On considère que les conflits sont nécessaires mais des règles claires doivent être édictées pour les gérer au mieux et déboucher sur des décisions consensuelles”. Un encadrement strict en précise les règles de fonctionnement, il est discuté et éventuellement modifié chaque année.

L’intérêt de la procédure mise en place à l’occasion des délibérations du Budget participatif est multiple. Elle incite à la responsabilisation et à la mobilisation des citoyens qui adhèrent plus largement à la vie des associations locales. Elle permet d’œuvrer à la transparence des budgets municipaux et au contrôle de l’application des décisions. Elle limite les risques de voir les conseillers profiter de leur position à des fins personnelles puisqu’ils ne sont élus que pour un mandat de deux ans et sont révocables à tout moment. Elle met en avant un contre-modèle aux pratiques de détournements et de corruption trop fréquentes dans la sphère politique traditionnelle. Elle agit enfin comme un moyen de redistribution des revenus par l’engagement des personnes les plus défavorisées, les investissements et les services mis en place dans leurs quartiers leur étant directement destinés. A tous ces titres, le Budget participatif se révèle être un outil pertinent d’exercice de la démocratie participative même, si en creux, pointent des difficultés. La mobilisation des classes moyennes et supérieures ou celle des jeunes reste faible. La démobilisation des habitants qui ont vu leurs revendications satisfaites est réelle même s’ils sont remplacés par d’autres habitants désireux d’entrer dans le processus pour améliorer les infrastructures de leurs quartiers. Enfin, la pérennisation du processus en cas de changement politique est posée, les politiques de droite y étant franchement hostiles.

Le processus participatif interroge la théorie de la démocratie. Il ne se limite pas à un outil technique potentiellement opératoire. Il a un sens politique profond : il exige d’enlever du pouvoir aux gens qui en ont pour le donner à ceux qui n’en ont pas. Il correspond à une vision de la société qui privilégie l’engagement politique, le débat public et la transparence, la reconnaissance de l’importance de l’égalité et de la justice sociale pour assurer la bonne harmonie du vivre ensemble. Il remet au premier plan le questionnement sur la légitimité démocratique qui se traduit déjà dans des instances nouvelles de débat public. Le développement des Forums publics en Suisse, des Conférences de consensus au Danemark ou des Conférences de citoyens en France atteste la nécessaire ouverture du champ politique à d’autres acteurs que les professionnels. Dans ces instances participatives plurielles, les experts, les gens ordinaires et les élus confrontent leurs opinions sur des sujets complexes engageant l’avenir de manière incertaine. La recherche médicale, la bio-éthique ou les problèmes environnementaux ne sont plus affaire de spécialistes. Leurs applications dérangeantes pour les habitudes de vie et pour les croyances traditionnelles sont abordées dans une perspective sociétale où se croisent l’analyse du scientifique, l’expertise technique, la préoccupation éthique de l’humaniste et le point de vue du citoyen ordinaire. Dans une logique autre qui vise toujours à élargir le champ de vision du décideur politique, la création en France de Hauts Conseils ou de Comité des Sages répond au besoin de dépasser les blocages de la discussion publique sur des problématiques sociétales sensibles comme l’immigration ou la laïcité. La démocratie représentative confrontée à la limite de la compétence des élus en même temps qu’à l’élévation du niveau de connaissance des citoyens dans les domaines scientifiques et économiques se trouve de fait amendée au cas par cas. Le pragmatisme devient l’aiguillon du processus démocratique. Mais, ces correctifs ont leurs limites. “L’impératif délibératif” n’est qu’une étape d’un processus qui se situe en amont de la décision politique. On peut donc se demander si son impact n’en est pas réduit d’autant. Les nombreux travaux et études de cas ne permettent pas de donner une réponse univoque. Il apparaît cependant que cesdispositifs contribuent davantage à l’apprentissage des acteurs déjà en place et à redéfinir leurs relations qu’à transformer les citoyens en acteurs véritables de la décision politique. Par ailleurs, le rapport de forces qui se joue entre les mobilisations collectives citoyennes et les mécanismes du marché boostés par la mondialisation appellent à pondérer une vision par trop optimiste. La crise systémique qui affecte nos sociétés démocratiques entraine doute et incertitude. Par-delà les signes observables jour après jour, des questions théoriques se posent. Prise entre la crise de la représentation et la demande de contrôle de la société, la démocratie est revue au plan doctrinal. Dans la présentation de son ouvrage “La contre-démocratie”, Pierre Rosanvallon résume le changement en cours par cette formule-choc : “à côté du peuple-électeur s’affirment la figure du peuple-vigilant, du peuple-veto et du peuple-juge”. Par ailleurs, si la délibération est consubstantielle à la prise de décision en démocratie, l’intensité du lien qui les unit est variable. Les protocoles participatifs et les modalités de la mobilisation sociale, par exemple, diffèrent d’un modèle culturel à l’autre. La Conférence de consensus au Danemark renvoie évidemment à la tradition de l’Europe du Nord pour aborder et réguler les conflits tandis que la Conférence de citoyens rappelle la pensée universaliste portée par l’histoire française au risque, en période de crise, d’un écart entre le principe et la réalité vécue.

 

Révolution numérique et information

Les relations entre médias et politique soulèvent de vieilles questions récurrentes. Les modes de production de l'information et leurs effets sur la constitution de l'opinion publique, particulièrement en période de crise avec guerre, crash boursier ou faillite économique, n'ont cessé d'être interrogés par les chercheurs depuis la fin de la première guerre mondiale. Le contexte présent, marqué par les mutations de l'économie de plus en plus tributaire de la loi des marchés financiers, provoque la recomposition géopolitique mondiale et génère des déséquilibres propices aux crispations identitaires et aux affrontements. Cet arrière-fond de crise modifie aussi les équilibres au sein des métiers d’information. Un rapport de forces défavorable au journaliste s’instaure face au cercle économique et aux décideurs politiques. Leur recours de plus en plus fréquent aux artifices de la communication transforme le débat public. Avec les récits simplistes du “story telling”, la mise en avant d’une grille de lecture psychologisante de l’action ou la répétition ânnonante des mêmes “éléments de langage” calibrés pour le format court de la télévision sont autant de techniques de détournement d’une information crédible. L’information est plus que jamais un enjeu de pouvoir. Les grands groupes industriels souvent étrangers au secteur qui détiennent les principaux médias l’ont bien compris. L’achat des titres et leur mise en réseau ouvrent l’arène publique aux chefs d’entreprise les plus puissants financièrement. Murdoch, Lagardère, Bouygues n’hésitent plus désormais à plaider en faveur de leurs intérêts particuliers dans les titres qu’ils détiennent. Leur proximité avec les dirigeants de la droite néo-conservatrice, de David Cameron actuellement et de Nicolas Sarkozy, de Silvio Berlusconi et de George Bush junior naguère, entraîne une collusion à peine masquée, au risque d’entraîner des conflits d’intérêt.

Face à ces tentatives d’étranglement des médias, des journalistes entrent en résistance et donnent valeur de test démocratique à cette problématique. C’est en effet grâce à l’investigation longue et obstinée d’un journaliste du Guardian que le scandale des écoutes téléphoniques du News of the World est portée devant la justice et devient un problème public à portée nationale voire internationale. La fermeture par Murdoch du tabloïd, pourtant largement bénéficiaire, sert de contre-feu dans un premier temps. Mais, la nomination d’une commission parlementaire, fréquente en pareille situation dans la démocratie anglaise, permet de poursuivre l’investigation en toute transparence. La Commission Leveson enquête au plus niveau et met en lumière au cours de ses auditions retransmises à la télévision les preuves de collusion et de conflit d’intérêt. Comme le rapporte ironiquement un journaliste français : ”en s’intéressant au rôle de la presse et de News International, la Commission ne pouvait passer à côté du rôle de Murdoch auprès des Tories. Il a eu beau professer son étonnement de ce que l’ancien rédacteur en chef de News of the World soit devenu le conseiller communication de David Cameron, cela ne surprenait que lui !”. Ainsi, de nombreux journalistes du groupe Murdoch en poste de responsabilité, des hauts fonctionnaires de la police sont poursuivis par la justice. Le démaillage de la chaîne de responsabilité se fait inexorablement. Au moment où l’on dit un peu rapidement que la transparence de l’information s’est élargie grâce à l’usage des nouvelles technologies, cette enquête a valeur emblématique. Si l’usage du portable donne bien la possibilité aux gens ordinaires de témoigner ponctuellement, le témoignage demeure factuel. Les processus de décision soumis aux logiques d’intérêt et de pouvoir restent opaques pour le tout venant. Leur appréhension et leur dévoilement demandent du temps et de la persévérance tant les intérêts dominants se conjuguent pour maintenir le secret. La médiation journalistique reste à cet égard nécessaire. Par la recherche méthodique des sources et leur protection, par la pratique systématique du croisement des informations et par l’engagement à rendre public ce qui relève de l’intérêt général, le journaliste donne crédit à la délégation qui lui est confiée. L’idéal et la réalité ne se rencontrent évidemment pas toujours. La création récente en France de médias en ligne comme Médiapart, ou Arrêts sur images se fait en réaction au traitement événementiel et émotif de l’actualité, au silence complice ou parfois même à l’orientation partisane de l’information. L’indépendance acquise avec la formule d’abonnement leur permet d’être à l’abri des pressions financières sans céder non plus aux illusions de la gratuité marchande et publicitaire, “cheval de Troie d’une destruction de valeur par l’uniformisation, la banalisation et la normalisation des contenus”. L’affaire Bettencourt, du nom de la propriétaire du groupe l’Oréal, atteste la fonction d’alerte des médias en ligne. Seules les investigations répétées de deux journalistes de Médiapart ont permis l’ouverture de la procédure judiciaire sur des faits qui mettent en question le caractère possiblement illicite des liens entre dirigeants politiques et acteurs économiques de premier plan. La mise en examen de l’ancien Ministre du Budget Eric Woerth et du Conseiller financier de la riche héritière soulève en effet des questions centrales pour le bon fonctionnement de la démocratie. Le doute sur l’origine d’une partie du financement de la campagne électorale de Nicolas Sarkozy en 2007 et la mise en évidence des pratiques d’évasion fiscale à grande échelle de Madame Bettencourt font entorse à l’intégrité démocratique. L’indépendance économique des médias est donc bien une des conditions nécessaires au travail d’investigation et de publicisation des journalistes, tout particulièrement dans les cas où l’intérêt particulier prime sur l’intérêt général. Ce travail se mène aussi dans la lutte difficile pour garder la maîtrise de l’agenda. Face à des adversaires qui mobilisent de gros budgets de communication à des fins d’embrumage, les journalistes peuvent compter sur le soutien actif des Internautes : les médias en ligne sont par nature participatifs au point qu’en cas de défaillance des médias, les citoyens ordinaires prennent le relais comme l’a si bien montré le Printemps arabe. La révolution numérique offre une opportunité pour refonder la liberté de la presse, préalable indispensable pour se forger une opinion et pour débattre des problèmes publics essentiels.

 

Références

BLONDIAUX Luc, SINTOMER Yves, “L’impératif délibératif ”, Politix, n° 57, Paris, 2002.
BLONDIAUX Luc, FOURNIAU Jean-Michel, “Un bilan des recherches sur la participation du public en démocratie : beaucoup de bruit pour rien ?”, in Actes du Congrès du GIS Démocratie et Participation, Paris, 2011 ; consultable en ligne sur le site “www. Cairn.info”.
CARDON Dominique, “La démocratie Internet”, le Seuil, Paris, 2010.
HESSEL Stéphane, “Indignez-vous !”, éditions Indigène, Montpellier, 2010.
“INDIGNES !, textes rassemblés par la revue Contretemps, édition Zones, 2012.
LINDGAARD Jade, “Occupy Wall Street”, les Arènes, Paris, 2012.
MOUCHON Jean, La politique sous l’influence des médias, l’Harmattan, Paris, 1998.
MOUCHON Jean (dir), “Les mutations de l’espace public”, éditions L’esprit du livre, Paris, 2005.
MOUCHON Jean, “Les nouvelles formes du débat public, prémices d’une reconfiguration de l’espace public démocratique ?” in “Les mutations de l’espace public”, MOUCHON Jean, éditions L’Esprit du livre, Paris, 2005.
ROSANVALLON Pierre, “Pour une histoire conceptuelle du politique”, le Seuil, Paris, 2002.ROSANVALLON Pierre, “La contre-démocratie”, le Seuil, Paris, 2006.
ROSANVALLON Pierre, “La légitimité démocratique”, le Seuil, Paris, 2007.
ROSANVALLON Pierre, “La société des égaux”, le Seuil, Paris, 2011.
ROSANVALLON Pierre (dir), “Refaire société”, le Seuil, Paris, 2011.